L’INSURRECTION DU SUD

par | Nov 8, 2009 | Culture, Exposés

L’INSURRECTION DU SUD

 Intervention de Marie-Christine PERMAL le 25 septembre 2009 à la MAISON DES SYNDICATS

L’INSURRECTION DU SUD

Du 22 au 30 septembre 1870

Aujourd’hui 25 septembre 2009 – Il y a 139 ans, en septembre 1870, durant huit jours , le sud de la MARTINIQUE « explosa » .
Le gouverneur de la Martinique écrit : « Des nègres ivres de rhum et de rage sèment la terreur dans les campagnes de Rivière-Pilote . Ils se reconnaissent entre eux à des lambeaux de tissu de couleur rouge, verte et noire » .
A travers ces mots tout le mépris, la haine, la peur surtout du colonisateur et en même temps la reconnaissance d’un mouvement  d’une grande ampleur ; son signe de ralliement, son symbole : ces 3 couleurs qui auront une histoire .

22 ans après l’insurrection de 1848,  c’est la première grande révolte depuis l’abolition de l’esclavage.
Seulement il y a une différence importante entre les deux révoltes :
– Le 23 mai 1848 est un jour de victoire pour le peuple martiniquais . Il s’est battu et a gagné : les esclaves sont libres, l’esclavage est aboli . On plante des arbres de la liberté . On fait la fête .
– Le 26 septembre 1870 : l’insurrection est écrasée . Les troupes coloniales viennent à bout des révoltés . Des dizaines d’entre eux sont massacrés . Plus de 500 sont emprisonnés . Les chefs sont condamnés à mort – d’autres  au bagne  d’autres à la prison…. Une défaite !

Les manuels d’histoire même ceux qui prétendent à « l’adaptation des programmes » d’histoire de France à nos soit-disant spécificités sont muets sur cet épisode de notre histoire . Heureusement qu’il y a des historiens martiniquais – Gilbert PAGO, Marie-Helène LEOTIN, Alex FERDINAND et Armand NICOLAS principalement – qui, chacun à sa  manière, ont redonné vie à la mémoire de ces événements .
C’est en m’inspirant de leur travaux que je vais essayer de raconter l’histoire de ce mouvement .

Il n’y pas de parenthèses en histoire. Chaque lutte effective – fut-elle défaite –  participe au processus par lequel une société s’organise et crée son propre développement historique .
Cette participation est mise en lumière ou elle occultée selon les intérêts de ceux qui nous gouvernent . Elle n’en n’est pas moins essentielle à l’appropriation par nous-mêmes de notre histoire.
Notre devoir ici, aujourd’hui, est de la révéler pour que soit renoué le fil interrompu , pour que nous sachions de qui nous, organisation de lutte anti-capitaliste et anticoloniale, sommes les héritiers – et pour que nous sachions reconnaître le chemin que  cette lumière tragique montre à nos luttes d’aujourd’hui .

Quels sont les faits ? Que s’est-il passé ? Comment tout cela a commencé ?

Tout d’abord, à l’origine de l’insurrection, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire LUBIN » .  Un fait divers en apparence, en réalité lourd de sens .

Le 19 février 1870, le jeune LUBIN – noir de 22 ans – circule à cheval sur un chemin non loin de l’habitation GRANDS FONDS au MARIN – Arrivent dans l’autre sens deux cavaliers blancs : il s’agit de AUGIER DE MAINTENON , aide-commissaire de la Marine, récemment arrivé de France et son ami un autre blanc PELLET DE LAUTREC . Le chemin est étroit . LUBIN n’écarte pas son cheval pour les laisser passer – il ne les salue pas et les met  en situation de passer dans les raziés –  les deux blancs indignés jettent LUBIN à bas de son cheval et le roue de coups de cravache « pour lui apprendre à respecter les blancs » . Le père et les frères de LUBIN travaillent non loin de là à creuser un canal pour l’usine du MARIN qui est en construction . Ils ont une entreprise de travaux publics .
LUBIN porte plainte auprès du procureur – son affaire est classée sans suite . On lui suggère l’action civile …

Il décide alors de se faire justice lui-même . Il prend connaissance du parcours habituel de AUGIER DE MAINTENON pour aller à la messe et le 25 avril ,il le coince dans une petite rue, le désarçonne et lui administre une volée de coups de cravache : 20 jours d’incapacité de travail .

LUBIN est arrêté, emprisonné et jugé le 19 août 1870 par une cour d’assises . Il est condamné à 5 ans au bagne de CAYENNE et 1500 francs de dommages-intérêts : « pour coups et blessures avec préméditation et guet-apens » . LUBIN veut aller en cassation – le pourvoi sera rejeté .

Il est faible de parler d’une justice à deux vitesses .
Il y a là deux hommes libres dans un espace public  – ces hommes ne sont liés par aucune relation de subordination . Ils sont l’un et l’autre responsables d’actes violents l’un envers l’autre. L’un échappe à tout jugement – l’autre est lourdement condamné pour crime devant une cour d’assises . L’un est blanc, l’autre est noir .
L’homme blanc a exigé avec arrogance que soit reconnu la suprématie blanche et les autorités coloniales, et le système judiciaire se sont mis à son service . On a même modifié la composition du tribunal : le tirage au sort avait désigné comme assesseurs quatre  hommes dits «  de couleur » – ils sont récusés et remplacés par des blancs – parmi eux CODE , béké de RIVIERE-PILOTE, qui déclare condamner « le nègre qui avait levé la main sur un blanc. Afin de faire un exemple »-
La volonté d’humiliation est manifeste : LUBIN est condamné au bagne – condamnation infamante pour une famille honorable « qui a su, dit le Ministre de la Justice, s’élever des rangs les plus humbles à la grande propriété presque » – elle n’est appliquée qu’aux originaires d’Afrique et d’Asie d’après un décret d’août 1853 .
Il n’y a plus ni maître, ni esclave et pourtant les blancs maintiennent leur pouvoir, leurs privilèges . Ainsi c’est en tant que blancs ,qu’ ils affirment leur domination sur tous les rouages de la société martiniquaise et légitiment l’exploitation qu’ils font subir à la majorité de la population.

Seulement, l’autre, le noir, se défend et met en cause cette domination .
Dès le début, parce qu’il refuse  le passage et le salut à deux blancs , le jeune LUBIN rend manifeste sa liberté . Il exige la reconnaissance de sa  dignité . Il répond à l’arrogance du blanc par l’arrogance du noir – la vengeance qu’il inflige ensuite à AUGIER DE MAINTENON le place sur le terrain de l’égalité – il se fait justice lui-même puisque le système judiciaire ne lui rend pas cette justice et par là il témoigne de la légitimité de sa personne libre et égale . N’est ce pas la conquête fondamentale de 1848 ?

A cette résistance individuelle, va se solidariser la résistance de ceux qui s’identifient à LUBIN : le peuple des bourgs et le peuple des campagnes – dans le Sud, surtout aux alentours de Rivière-Pilote, du Marin, de Sainte-Luce …..

La solidarité s’exprimera d’abord de façon pacifique – elle n’en est pas moins active .
– A Rivière-Pilote, des jeunes – auquel se joignent de nombreuses femmes – se réunissent chez VILLARD , un instituteur devenu petit commerçant – qui a un prestige certain du fait de ses engagements contre la discrimination raciale, la fiscalité injuste –  il est animé d’un désir de changement vers plus d’égalité .  Ce groupe décide d’envoyer deux délégués au gouverneur pour obtenir la mise en liberté de LUBIN .
Des pétitions circulent ainsi que des listes de souscription : il faut de l’argent pour payer les 1500 francs d’amende, et l’avocat, et les frais de justice …. Les femmes prennent souvent en main la logistique – Ainsi la compagne de VILLARD, Amanthe JEAN-MARIE et Marie-Célanie LUBIN qui est marchande .
Ceux de la campagne se rapprochent du bourg, viennent au marché vendre les fruits et les légumes qu’ils cultivent, écoutent, parlementent, s’informent et répandent  dans  leurs quartiers les  nouvelles . Peu savent lire et écrire , mais ils comprennent très bien le racisme, l’injustice , le manque de respect humain dont est victime LUBIN – ils le relient à leur propre situation faite de travail acharné, de misère et d’exploitation . C’est le cas de Lumina SOPHIE dite SURPRISE et de Madeleine CLEM qui participeront très activement à l’insurrection ….

– Le 19 août le pourvoi en cassation est rejeté – la condamnation de LUBIN est confirmée .
Le béké CODE ne trouve rien de mieux que de proclamer sa satisfaction d’avoir fait condamné LUBIN allant jusqu’à faire flotter sur le toit de la maison de maître de son habitation de la MAUNY le drapeau blanc qui ici en Martinique , plus que le symbole de la Monarchie française, symbolise pour nouveaux et anciens libres le système esclavagiste.

Les tensions se font plus vives, la colère monte, la révolte est imminente.

Les nouvelles de France vont précipiter les événements . Il faut se souvenir qu’en août 1870, l’empereur NAPOLEON III règne depuis 1852 . C’est le SECOND EMPIRE : un régime autoritaire qui permet à la bourgeoisie de doter le pays des lois dont elle a besoin pour éliminer toute entrave à son pouvoir économique . En outre, depuis le 19 juillet la France est en guerre contre l’Allemagne  – l’armée française est vaincue et NAPOLEON III prisonnier capitule le 1er septembre . Le 4 septembre l’empire s’effondre et le 6 septembre la république est proclamée .

En Martinique, on n’apprendra ces faits que le 15 septembre après que les autorités aient laissé croire à des victoires en organisant des fêtes au Marin et à Rivière-Pilote pour soutenir l’effort de guerre.
Chez les noirs et les mulâtres l’espoir est grand : depuis 1848 on pense que la république ne peut apporter que du bon . La deuxième république n’a-t-elle pas décrété l’abolition de l’esclavage ? Une autre république va garantir l’égalité et en finir avec la discrimination raciale . LUBIN sera libéré .

Le peuple de Rivière-Pilote s’agite . Le maire béké, CORNETTE DE VENANCOURT , pense ne pas pouvoir maintenir l’ordre et demande des renforts au gouverneur.

Le travail cesse sur les habitations .

Les békés favorables dans l’ensemble à l’Empire, craignent pour leur vie et confient les habitations à leurs travailleurs congos – immigrés africains engagés après l’abolition . Comme en 1848, ils fuient .

Dès le 19 septembre, des groupes de travailleurs investissent l’habitation de CODE et tentent de l’incendier .

Le 22 septembre,  tôt le matin, le gouverneur proclame la république .
– A RIVIERE PILOTE, le maire proclame à son tour la république dans sa commune .  On plante même comme en 1848 un arbre de la liberté.
– Dans l’après-midi, Eugène LACAILLE pénètre dans le bourg accompagné de quelques 300 paysans armés – c’est un noir, propriétaire d’une habitation à REGAL. Il a participé à l’insurrection de 1848 (il a 68 ans) . Patriarche d’une famille nombreuse , il est aussi quimboiseur.
– Plus tard, TELGA arrive avec plus de 1000 personne dont une majorité de femmes . Tous  crient : « Mort aux blancs,mort à Codé , vive la république » .
Louis TELGA est un petit propriétaire et aussi boucher –il a environ 40 ans – il a milite en faveur de LUBIN – Il apparaît comme un chef de guerre avec le souci permanent d’organiser la lutte et de discipliner ses troupes .

Tous ces manifestants exigent et obtiennent  du maire que  des perquisitions soient menées chez les blancs . Des armes seront saisies .

Ils se dirigent ensuite vers la MAUNY, habitation de CODE – qui s’est enfui – dans les cannes – GEORGES, négre congo, veut interdire l’entrée de la maison – il est tué – l’habitation est incendiée de même que la case à bagasse et les champs de cannes  – les femmes prennent une part très active à l’attaque.

Pendant ce temps, des troupes du MARIN appelées par le maire arrivent au bourg, tirent sur la foule de ceux qui sont restés : deux morts, deux blessés.

Les insurgés sont armés de coutelas, de bambous aiguisés, de vieux fusils de chasse, de torche enflammées . Ils se répandent dans la campagne. Ils se rassemblent au son des  conques de lambis. Ils attaquent des habitations : JOSSAUD – MAUNY – BEAUREGARD – GARNIER-LAROCHE….
Lumina SOPHIE dite SURPRISE aurait déclaré : « Il ne faut rien épargner, le Bon Dieu aurait une case que je la brûlerais aussi parce qu’il doit être un vieux béké » – elle sera accusée d’avoir mis le feu à 3 habitations.

Le 23 septembre : des pourparlers s’engagent entre le maire CORNETTE DE VERANCOURT et les insurgés . Le maire veut démissionner et propose un remplaçant en la personne du mulâtre GROS-DESORMEAUX – il demande à VILLARD de devenir adjoint. VILLARD, cet instituteur devenu commerçant l’homme d’apaisement et de compromis, humaniste épris de justice et de non-violence.
Les gendarmes sont retranchés dans leur caserne face aux troupes de TELGA . VILLARD parlemente avec les insurgés et  évite le choc meurtrier – ce qui n’empêchera pas qu’il soit plus tard lourdement condamné à la déportation en forteresse en Nouvelle-Calédonie .

La révolte s’étend dans la nuit – des habitations sont incendiées au VAUCLIN SAINT-ESPRIT – à RIVIERE SALEE – SAINTE-LUCE  – à l’habitation TROIS-RIVIERE qui appartient à DES ETAGES : lui aussi un assesseur qui a condamné LUBIN, les insurgés tuent TOBIE un ouvrier congo qui prétendait défendre les biens de son patron ….

L’insurrection a gagné tout le sud et toutes les couches de la population noire : ouvriers agricoles – petits cultivateurs – ouvriers des bourgs – artisans….
Les travailleurs immigrants indiens mais surtout congos – plus nombreux dans la Sud – sont complices et s’investissent dans le renseignement et les problèmes de  ravitaillement  .

Le gouverneur de la Martinique MENCHE DE LOISNE proclame l’état de siège dans le Sud du pays ; et il investit le commandant MOURAT des pouvoirs civils et militaires . Il demande même l’aide du gouverneur britannique de SAINTE-LUCIE pour empêcher la contrebande des armes.

24 septembre
Le matin Madeleine CLEM aperçoit CODE caché dans un champ de cannes du Morne Vert,  un quartier de RIVIERE-PILOTE ; elle l’empêche de s’enfuir en le menaçant avec deux roches et le tient en respect jusqu’à l’arrivée des insurgés qu’elle ameute de ses cris . CODE est tué – châtré (« yo coupé coco code » comme dit la chanson) On raconte que Rosanie SOLEIL aurait proposé de «le saler comme un cochon » .

A ce jour 24 habitations ont été incendiées .
L’habitation DAUBERMESNIL est occupée : un partage des terres s’amorce parmi ces cultivateurs privés de bonnes terres .

Mais après un temps de surprise devant l’ampleur du soulèvement, la répression s’organise – Plus de mille soldats sont sur le pied de guerre .
Et des détachements de volontaires civils à pied et à cheval : des hommes de la bourgeoisie blanche mais aussi des bourgeois de couleur , mais aussi les employés noirs de certains békés –  ils viennent de Saint-Pierre et de Fort de France – ils viennent du François et du Lamentin.

Le soir du 24, le commandant MOURAT avec trois détachements entre dans RIVIERE PILOTE –  les insurgés, surpris,  abandonnent le bourg .

Pour les autorités coloniales, il faut empêcher l’extension de l’insurrection vers le nord : trois barrages sont installés : 1 – au niveau des communes de RIVIERE SALEE/SAINT-ESPRIT/FRANCOIS   – 2- LAMENTIN/ROBERT  3-GROS-MORNE/TRINITE.

Les insurgés se préparent à résister.
Un camp retranché est formé à REGALE sur la propriété de LACAILLE – là sont réunies les troupes de TELGA et de LACAILLE . TELGA prend en main la défense ; on se prépare à soutenir un siège, on creuse des fossés, on fourbit comme on peut les armes, les  femmes remplissent des bouteilles de piment écrasé dans l’eau pour les jeter à la tête des soldats …. Défense dérisoire.

Tous sont animés d’une grande détermination, surtout d’un courage colossal et bientôt désespéré.

Le 25 septembre :
Dans la nuit du 24 au 25 : 12 habitations sont la proie des flammes au MARIN au VAUCLIN à SAINTE-ANNE ;
Dans tout le Sud, militaires et volontaires se livrent à une chasse à l’homme acharnée .

Le 26 septembre : tôt le matin – La répression s’amplifie .
–  l’habitation DAUBERMESNIL est attaquée : 17 insurgés tués – plus de 100 prisonniers
–         le camp de REGALE est assiégé et envahi  – 35 insurgés sont faits prisonniers – on ne connaît pas le nombre de tués.
–         à TOLLY HUIGHES au MARIN : 15 morts et des dizaines de prisonniers
Un seul mort du côté de force de l’ordre : un volontaire .

La population des campagnes est terrorisée . Militaires et détachements de volontaires pourchassent les gens qui fuient , se cachent . Les cases misérables des cultivateurs et des ouvriers agricoles sont incendiées. Les troupes massacrent – sans distinguer les insurgés des autres..

Le 28 septembre : l’insurrection est écrasée dans le feu et le sang . C’est la débandade parmi les insurgés . Ceux qui ont échappé aux troupes coloniales se terrent ou s’enfuient vers SAINTE-LUCIE .

Le vendredi 30 septembre : Pour arrêter le massacre le gouverneur proclame une amnistie partielle et  demande que ne soient poursuivis que les chefs et les assassins .
Une prime est offerte à ceux qui livreront LACAILLE  et  TELGA – LACAILLE sera arrêté le 1er octobre – TELGA s’enfuit et ne sera jamais pris .

Les insurgés sont responsables de quatre morts – les deux nègres congos zélés, CODE et un civil, membre d’un détachement de volontaires.
On n’a pas compté les victimes de la répression tant elles sont innombrables.

LES PROCES ont lieu pendant l’année 1871 et débutent le 17 mars.

Les insurgés sont jugés  par un conseil de guerre présidé par le COMMANDANT LAMBERT – pour les autorités coloniales, l’Insurrection du Sud est une rébellion armée et a été vaincue par l’armée –  7 séries de procès ou «  parodies de procès »   comme l’écrit Armand NICOLAS.
Les chefs d’inculpation : le complot, le « commandement de bandes armées », l’assassinat, la participation à des émeutes, l’incendie et le pillage d’habitation .
« L’inculpation de complot sera la plus grave accusation » nous dit Gilbert PAGO ; elle oriente en fait toute l’instruction et ce, malgré la spontanéité du mouvement,  son impréparation manifeste, le manque de coordination entre les groupes, les stratégies floues, parfois contradictoires …. Cette accusation permet de faire porter la responsabilité sur les chefs et de nier le caractère profondément populaire du mouvement .
Les avocats, tous blancs, sont commis d’office
Suivent des mesures d’exception dans le pays comme par exemple : le contrôle de la presse directement par le président du conseil de guerre .
Et évidemment des pressions sont exercées sur les accusés pour obtenir des dénonciations – en sorte qu’il est difficile de connaître aujourd’hui encore les responsabilités réelles des chefs de l’insurrection .
Il faut dire aussi qu’à la  même époque en France c’est la COMMUNE de PARIS – grand mouvement révolutionnaire qui se terminera lui aussi dans le sang et qui inspire jusqu’à présent les mouvements révolutionnaires dans le monde entier.
Il ne s’agit donc pas pour les autorités de montrer aucune faiblesse : l’avenir de la colonie en dépend et par ricochet celui de la France.

Il y aura soixante-quinze condamnations.
– 8 condamnations à mort « pour exercice d’un commandement dans une bande armée »– 5 exécutions dont celle de LACAILLE – ces condamnés ont été fusillés– TELGA introuvable est condamné à mort par contumace .
– 2 déportations dans une enceinte fortifiée à perpétuité– c’est le cas de VILLARD en NOUVELLE-CALEDONIE – aucune preuve de complot : si ce n’est « d’avoir de l’ influence sur les noirs » …
– 16 travaux forcés à perpétuité – dont Lumina SOPHIE dite SURPRISE condamnée bien que enceinte au bagne à CAYENNE.
Parmi les supposés chefs : acquittement pour Jérémie GERMAIN et Léonce ELISE pour absence de preuve…..

L’INSURRECTION DU SUD n’est pas un accident de l’histoire – Elle  actualise les luttes  fondamentales de la société  martiniquaise dans la deuxième moitié du XIXième siècle, et leur donne une forme radicale. Pour quelques jours, l’affrontement quotidien entre la domination économique sociale et politique de la grande bourgeoisie blanche et de couleur et la résistance des classes populaires noires s’est actualisé dans une flambée de violence et d’espoir.
Lui  donner un sens c’est le situer dans le contexte des rapports sociaux en MARTINIQUE en 1870, des forces sociales en présence et des actions qu’elles développent dans leur effort pour conquérir le droit de contrôler le devenir de la société .

Je vais donc  présenter  rapidement une sorte de photographie de la situation économique et sociale  .

1°Tout d’abord : la MARTINIQUE est un pays essentiellement rural ; la plus grande partie de la population vit à la campagne . Les chiffres qui suivent sont cités par J.ADELAÏDE-MERLANDE .
– en 1877 : population totale : 161995 habitants   population urbaine : 48587
Population rurale : 113408
–         c’est encore plus vrai pour le sud – voici les chiffres concernant certaines communes
RIVIERE-PILOTE : la population totale est de 6000 habitants .Le bourg compte  450 habitants et les quartiers  5550 .
MARIN : population totale :4100 habitants dont 1218 au bourg et 2882 dans les quartiers .
VAUCLIN : sur une population totale de 5015 habitants, 660 habitent le                   bourg  et 4355 les quartiers.

L’Insurrection du Sud apparaîtra comme une révolte du monde rural .

2°Du point de vue agricole, on distingue deux « pays » : le pays sucrier et le pays vivrier.

C’est le pays sucrier qui domine largement en superficie et en richesse . C’est le domaine de la canne et de la grande propriété .
Culture d’exportation, la canne occupe 56% de la surface cultivable.
On compte en Martinique 564 sucreries – en moyenne : 33 hectares par sucrerie – dont le revenu annuel moyen est de 16500 francs.
Le pays vivrier compte 5478 vivrières sur environ 30% de la surface cultivable- en moyenne 2.5 hectares par vivrière produisant un revenu annuel moyen de 360 francs.
La disproportion est donc considérable entre le grand propriétaire sucrier et le petit exploitant de vivres.
Le reste de la surface cultivable est consacrée à des cultures secondaires d’exportation comme le café, le cacao, le coton et le tabac .

Le pays sucrier s’étend dans les bonnes terres des plaines depuis longtemps défrichées .
A partir de le deuxième moitié du siècle, la production du sucre se modernise Les usines centrales remplacent les anciennes sucreries devenues peu rentables.  De 1868 à 1872 on construit 11 usines centrales – (c’est à la construction de l’usine centrale du Marin que la famille LUBIN travaille lors de l’agression) – C’est que le sucre de canne se porte fort bien sur le marché des denrées coloniales et comme l’écrivent JOURJON et DUQUESNAY : « les actions des usines centrales de la Martinique…pour longtemps encore offriront des placements de tout repos aux taux inouïs de 15 à 30 % » .

Une minorité békée possède les plus grandes plantations de sucre et les usines centrales  et veut « toujours plus de sucre et toujours plus de profit » – Elle domine le commerce des importations et des exportations
Il a parmi eux des nostalgiques de l’esclavage qui, comme JB CODE,
manifestent racisme et mépris à l’égard de tout ceux qui ne sont pas blancs et prétendent traiter leurs ouvriers comme des esclaves
D’autres s’adaptent à la nouvelle donne et renforcent leur pouvoir économique ; ils jouent de leur influence sur les autorités coloniales pour construire  une législation du travail, véritable carcan juridique qui  limite la liberté des travailleurs .
Au moment de l’insurrection, les uns et les autres appellent à la répression – allant jusqu’à demander des exécutions pures et simples. Certains s’enfuient dans les îles voisines ou ailleurs.

Les grands propriétaires mulâtres sont objectivement les alliés des békés : leurs sont communs ; propriétaires d’habitations importantes, ils ont des parts dans les usines centrales et un rôle important dans le commerce .
Mais, ils ne sont pas blancs et ils subissent eux aussi le racisme – dans une moindre mesure car  bien sûr l’argent n’a pas de couleur…. Ils sont certainement touchés par l’affaire LUBIN  ils sont favorables à l’égalité des races , une idée dont ils sont le produit – et ils sont animés de sentiments républicains, proches des PERRINON, BISSETTE ….
Seulement au moment décisif de la répression du mouvement insurrectionnel , ils n’hésitent pas à prêter main forte aux forces coloniales en intégrant les détachements de volontaires en action dans la chasse à l’homme, en financement armement et même volontaires moins fortunés qu’eux . Le maintien de l’ordre capitaliste et colonial dont ils bénéficient tant et qu’ils contribuent si bien à construire est à ce prix .

La législation du travail est une législation d’exception. Elle est à la fois création propre à la colonie  à la demande de ses classes dirigeantes et instrument privilégié d’exploitation.
A la base : le décret du 13 février 1852 , complété par un arrêté du gouverneur GUEYDON le 15 septembre 1855 ,  porte sur le contrat de travail des travailleurs agricoles : les contrats d’associations âprement négociés par les nouveaux libres en 1848 sont supprimés et remplacés par des contrats d’engagement.
Engagement obligatoire d’un an au moins – 26 jours de travail effectif- plus de 9h de travail par jour – un salaire mensuel fixe payé si seulement les 26 jours de travail sont effectués .
Pour les travailleurs qui ne sont pas rattachés à une habitation : le livret – qui indique les noms, prénoms, surnoms ,âge et lieu de naissance,domicile, résidence et profession, signalement,filiation et numéro d’immatriculation .
Il est obligatoire de signaler le changement de domicile à la mairie de la commune .En cas de changement de travail ou de domicile, le livret doir être « visé par le propriétaire, patron ou chef d’industrie » (art2)
Le but de cette législation est d’empêcher ce que les autorités appelle le vagabondage . Les vagabonds n’ont ni livret, ni contrat d’engagement sur une habitation , ils n’exercent pas de métier – il peuvent être condamné à des amendes – qui sont en fait converties en journées de travail gratuit sur une habitation avec le statut obligatoire d’engagé ; s’ils refusent, ils intègrent l’atelier disciplinaire de l’Etat… Soulignons que tout groupement de travailleurs était qualifié de « réunions de vagabonds » .
L’habitation tend à être un monde clos, répressif qui ignore la négociation – où le conflit est permanent mais étouffé jusqu’à ce qu’il explose ….

L’immigration d’INDIENS et de CONGOS , de 1852 à 1884, est  organisée à la demande des patrons békés ou mulâtres .
Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, contrairement à ce qu’on pense habituellement il n’y a pas eu  de désertions brutales des habitations sucrières mais les grands propriétaires se sont trouvés face à une main d’oeuvre exigeante : les nouveaux libres qui, forts de leur liberté et de leur nouvelle citoyenneté, ont discuté pied à pied avec l’aide d’anciens libres instruits comme CORIDON, les conditions des contrats d’association qui les liaient à leurs anciens maîtres, entre autres  des salaires décents, la scolarisation de leurs enfants…. . Il faut casser ses prétentions en créant de la concurrence avec des travailleurs étrangers plus fragiles, plus dociles – et imposer ainsi aux travailleurs créoles les conditions de salaires et de vie de ces nouveaux arrivants  Cela se faisait déjà dans les colonies anglaises comme Trinidad et la Guyane britannique – Des Indiens qui fuient la famine – des  Africains qui viennent principalement de la région du CONGO – c’est-à- dire d’anciens lieux de traite
Les INDIENS sont recrutés plutôt dans le nord et le centre du pays, Les CONGOS dans le sud .
Ils sont liés à l’habitation par un contrat d’engagement de 1 à 7 ans au termes duquel ils peuvent demander leur rapatriement et ils reçoivent un salaire mensuel ; c’est bien ce qui les distingue des esclaves. Car comme les anciens esclaves, ils sont à la merci du patron : mal nourris, mal logés, mal habillés – familles séparées – manque d’hygiène – ils sont dans un état sanitaire lamentables – ils travaillent mal, ils sont « la ruine des propriétés »paraît-il – mortalité élevée – alcoolisme – suicides – ils fuient comme les nèg mawon – ou bien ils refusent d’obéir – il leur arrive d’incendier les cases à bagasses ce qui provoque l’arrêt de la production faute de combustible ….. . Ces travailleurs immigrés ne semblent pas avoir toujours participé volontairement à la révolte : ils affirment avoir été forcés par les insurgés – et sont relaxés lors des procès ….Leur dépendance à l’égard des patrons les rend suspects aux yeux des autres travailleurs ; Ces derniers savent qu’ils sont là pour casser les revendications salariales et eux-mêmes communiquent difficilement avec eux pour des raisons de langue – ils parlent peu le créole – et aussi de pratiques religieuses surtout en ce qui concerne les Indiens très attachés au culte Hindou – en 1870 ils ne sont pas liés à la société créole .- perçoivent-ils leur avenir ici ? – n’ont-ils pas tendance à s’enfermer dans leur communauté ; il est difficile de s’intégrer à une société étrangère et souvent hostile .
INDIENS et CONGOS forment à peu près 1/3 des travailleurs des habitations .

Les deux autres tiers, c’est-à-dire la majorité des travailleurs, sont créoles.
Parfois ils sont « casés » c’est-à-dire qu’ils vivent sur les habitations et en échange de leur travail ils disposent d’une case et d’un lopin de terre avec l’obligation de ne pas travailler sur une autre habitation.
Mais cela leur rappelle trop la période de l’esclavage , aussi ils préfèrent se louer à la journée – être des « journaliers » . Les patrons ne sont pas favorables à cette solution : car cela suppose des paiements en numéraire qui les mettent en concurrence  les uns avec les autres sur les montants des salaires.
Les grands propriétaires sont assez favorables au colonat partiaire : la location de la terre correspond à un pourcentage de la récolte qui revient au patron .
La plupart de ces  travailleurs d’habitation, misérables et surexploités, ont rejoint l’insurrection ; leur connaissance des moindres recoins les habitations lui sont d’une grande utilité.

Dans les mornes : le pays vivrier.
La majorité des habitants des zones rurales sont propriétaires d’un lopin de terre dans les mornes ;  de temps à autre ils trouvent un complément de ressources en se louant sur les habitations comme travailleurs saisonniers au moment de la récolte de la canne.  Mais la plupart du temps, ils cultivent des légumes , élèvent du bétail et des volailles et développent une agriculture d’auto-subsistance – pratiquement sans monnaie – ou tout s’échange même le travail avec la pratique régulière des koudmen – Ils font aussi de la farine manioc, du charbon de bois . Les femmes sont très actives dans cette société de voisinage : elles sont souvent couturières, certaines sont matrones et aident les femmes à accoucher. Gilbert PAGO nous parle de ZULMA qui est à la foie couturière, cultivatrice, journalière sur une habitation et marchande au bourg. Leur dénuement est grand – il suffit de la sécheresse ou de trop de pluie pour que ce soit la misère sans grand espoir de secours que la solidarité de voisinage. Plus de 90% ne savent ni lire ni écrire – et ils savent ce qu’il leur en coûte : l’instruction des enfants est une grande préoccupation depuis que la loi MACKO avant l’abolition prévoyait l’éducation des petits esclaves .
Les hommes comme les femmes sont en relation avec le bourg où ils descendent  vendre le surplus de leurs récoltes et acheter viande salée, huile, morue, tissus ….etc. Au bourg il y a aussi la mairie, l’école et surtout l’église…..
Ces paysans formeront le gros des troupes insurgées : ils sont animés par la haine des békés dont ils connaissent le pouvoir d’exploitation et le mépris – plus indépendants que les travailleurs casés, ils ont un sens aigu de leur dignité d’hommes libres . Ils savent que les hommes sont des citoyens, qu’ils ont le droit de vote mais que  ça ne change rien à leur misère. Ils vont se solidariser volontiers avec LUBIN qui a osé tenir tête .

Les habitants des bourgs forment la petite bourgeoisie dite « de couleur » . Hommes et femmes  sont artisans ou petits commerçants – des petits métiers, quelques ouvriers dans les ateliers et dans les entreprises de travaux publics comme celle de la famille LUBIN.
Il y a aussi des enseignants comme VILLARD, instituteur qui deviendra commerçant – et un des dirigeants du mouvement, des domestiques…
Tout le monde n’est pas aisé mais la vie paraît moins dure qu’à la campagne ;ils vivent dans une certaine indépendance vis-à-vis de l’habitation .
Souvent ils ont une certaine instruction, leurs enfants vont à l’école . Ils peuvent espérer pour eux une meilleure situation économique , un meilleur statut social .
Ils agissent sur le plan de la politique municipale : ils s’intéressent à la gestion  municipale même et revendiquent la participation réelle aux affaires de la commune qui leur est refusée habituellement par les békés . Nous avons vu comment le maire béké de RIVIERE-PILOTE entend garder le pouvoir sur la commune . Mais nous avons vu aussi qu’aux moments les plus critiques de la révolte, il n’hésite pas à faire appel à VILLARD pour négocier avec les rebelles  qui accepte volontiers ce rôle d’intermédiaire . Ils préfèrent la force de la parole à la violence des armes ; peu d’entre eux s’impliqueront dans la lutte armée . C’est par l’action politique qu’ils veulent assurer leur contrôle sur la société : ils soutiennent le parti de «  la couleur » contre le parti des blancs. L’affaire LUBIN les a atteint dans leur dignité d’homme et de citoyen . Ils manifesteront une solidarité certaine avec le mouvement insurrectionnel tout en utilisant leur influence pour apaiser le conflit.

Quel sens donner à l’INSURRECTION DU SUD  aujourd’hui ?

On pense généralement que l’on se trouve devant une révolte spontanée sans programme, peu coordonnée, sur quelques jours à peine. Les insurgés n’ont pas fait de compte-rendu  de réunion – ils n’ont pas – à ma connaissance- écrit leur histoire. Nous avons pour les connaître ce qui été dit lors de leurs procès…..Nous avons aussi la tradition orale, et les chansons…..La mémoire populaire.

Cependant si nous pensons qu’une révolte s’inscrit toujours dans une logique, plus que des paroles, ce sont les actions qui nous en livrent le sens .

Les insurgés ont occupé l’habitation DAUBERMESNIL –le temps leur a certainement manqué pour en partager les terres ; peut-être ont-ils commencé . Peu importe . Par ce geste, ils ont contesté le système de propriété  à la base de l’exploitation coloniale, et posé dans les faits le problème toujours pas résolu de la terre en Martinique.

On a attribué à LACAILLE et à TELGA des idées d’indépendance – on parle même d’une proclamation de la REPUBLIQUE MARTINIQUAISE  – il faut se rappeler que l’exemple de la REPUBLIQUE D’HAÎTI première république noire d’AMERIQUE est le symbole de la victoire des anciens esclaves noirs sur leur maîtres blancs. La volonté de s’emparer du pays n’est peut-être pas exprimée – elle n’est pas impossible – le temps a manqué.

Les insurgés avaient un drapeau –  3 couleurs : le noir, le rouge et le vert . Ces couleurs ont flotté en tête de nos manifs en février 2009 – on les voit sur les plaques d’immatriculation de certaines de nos voitures, sur des t-shirts et au fronton de la mairie de SAINT-ANNE et reprises par certains partis comme le PPM – Il est émouvant de penser aujourd’hui qu’elles  relient à la grande insurrection vaincue en 1870 nos aspirations de MARTINIQUAIS et de MARTINIQUAISES de ce début des années 2000 .

Les insurgés de 1870 nous ont légué – comme les révoltés de 1848 – la nécessité impérieuse de lutter sans cesse pour la reconnaissance de notre dignité, contre les discriminations, contre l’exploitation .

Il nous faut aussi continuer ensemble par l’étude à  redonner chair et sang à ces combats anciens pour qu’ils nous livrent mieux le sens profond de leur cause qui est aussi la nôtre .